Date: Mon, 02 Feb 2004 12:20:25 +0100
Lettre de H.E. Audier, membre du CA du CNRS,
à B. Larrouturou, Directeur général du CNRS
Monsieur le Directeur général
Vous avez fait parvenir aux laboratoires l'analyse financière de la
situation du CNRS que vous aviez faite lors du Conseil d'Administration,
du moins à la figure la plus significative près. Vous êtes parti du mode
de calcul du ministère, qui valorise le paramètre confus de "dépenses" du
CNRS, ainsi que celui de "reports". Certes, à supposer que vous l'ayez
voulu, vous ne pouviez pas insister sur la chute spectaculaire de la
subvention d'Etat : la décision de révoquer votre prédécesseur, Geneviève
Berger, a été prise, "pour l'exemple", le jour où elle a confirmé au
"Monde" que la subvention d'Etat au CNRS avait baissé de 30 % en 2003.
Si, contrairement à ceux du ministère, les chiffres de votre analyse sont
exacts, leur choix, leur utilisation, leur mise en scène et leur
interprétation relèvent parfois d'un optimisme tendancieux. Plus grave,
sous des apparences techniques et conjoncturelles, des changements
durables et contestables risquent d'être mis en place dans la gestion de
l'organisme.
1- Une tonalité tendancieusement optimiste
Ayant de l'estime pour vous, et vous le savez, je ne voudrai pas
être désagréable, mais je n'ai pas trouvé d'autre comparaison plus
imagée : la structure de votre texte me rappelle celui de "Tout va très
bien madame la marquise". L'entame de chaque paragraphe est jubilatoire,
mais très vite suivent des bémols montrant l'ampleur de la catastrophe.
Ainsi, s'il est dit en fanfare "qu'en deux ans, de 2000 à 2002, les
dépenses de l'établissement (subvention d'Etat plus ressources propres)
ont progressé de 37 %, de 530 à 730 M^À", il est précisé un peu plus
loin, "année 2000 qui suivait, certes, une longue période de
stagnation". La figure 5 du texte distribué au Conseil d'Administration,
mais qui a malheureusement été remplacée dans votre texte sur le Web par
un doublon inutile de la figure 1 (censure d'un sbire de Bercy ou d'un
ange-gardien au ministère ?), montre en effet qu'entre 1990 et 2004, les
dépenses ont globalement augmenté, avec dans l'intervalle des hauts et
de bas, de ... 38 %. Cela signifie, qu'en prenant en compte l'inflation,
les dépenses totales du CNRS (dotation d'Etat et ressources propres)
n'ont pas pratiquement pas progressé en quinze ans. Il n'y a donc pas
lieu de pavoiser : le National Institute of Health double son budget
tous les quatre ans. Et nos labos doivent rester compétitifs !
Cela pourrait faire plaisir de voir que "les principaux chiffres
du budget 2004" soient tous en progression, du moins s'ils avaient été
comparés à ceux du budget 2002, voir même au budget initial 2003. Non,
ces chiffres 2004 ont été comparés dans le tableau, et en euro courants,
à ceux du budget 2003 dramatiquement amputé en cours d'année. Encore
heureux qu'ils ne diminuent pas.
Cela rendrait presque optimiste d'appendre qu'avec "des reports
proches de 155 M^À (...), la trésorerie reste à un niveau qui permet un
fonctionnement sans difficulté" et que "tous les bruits selon lesquels
l'établissement serait au bord de la rupture financière sont donc
totalement infondés". J'ai propagé ce "bruit", et j'en suis heureux :
c'était avant que le gouvernement décide du principe de payer les
crédits 2002 en retard. Et si les scientifiques n'avaient pas réagi et
arraché cet engagement, chacun peut calculer ce qui nous resterait en
caisse en 2004, puisque ces crédits 2002 représentent 156 M^À HT (172 TTC).
2- Le concept de "dépenses" masque la chute abyssale de la dotation d'Etat
2.1. La part des ressources propres a crû pour dépasser 50 % des ressources
Si on analyse la première courbe, on observe qu'entre 1997 et
2002, les dépenses s'accroissent globalement de 37 %. Dans la même
période, les réserves se sont fortement accrues (figure 1). Au total, il
y a donc eu une progression de 56 %, ampleur qui est une surprise, même
si elle est moindre en prenant en compte l'inflation. Mais des chiffres
que vous nous donnez, il ressort aussi que pour moins d'un tiers, cette
croissance est due à celle de la subvention d'Etat, et pour plus des
deux tiers à celle des ressources propres. Depuis deux ans, dotation
d'Etat et ressources propres officielles des labos sont du même ordre de
grandeur. En fait, la part réelle des ressources propres atteint 60 %,
et même 80 % dans certains labos, dans la mesure où beaucoup de contrats
industriels et de crédits de fondations sont gérés, pour la souplesse
que cela donne, par des Associations loi 1901, certes contrôlées, mais
échappant aux statistiques. Pourquoi faudrait-il encore accroître ce
taux de recherche sur contrat ?
2.2. La chute fantastique de la dotation d'Etat en deux ans
Le concept de "dépenses" est donc déjà un concept confus dans la
mesure où il mélange la dotation d'Etat et les ressources propres, de
l'année ou en report. Il constitue seulement une moyenne entre les
secteurs ayant beaucoup de contrats et ceux où il n'y en a peu. Il
masque surtout la chute fantastique de la dotation d'Etat en deux ans.
Ainsi, pour le CNRS, par rapport au budget initial 2002 (Crédits de
Paiement, CP = 412 M^À), il manque 226 M^À en euro courants (donc
d'environ 250 M^À en euro constants), pour atteindre la croissance zéro
entre le budget initial 2002 et 2004, sans même prendre en compte les CP
2002 non encore versés (172 M^À) ou d'éventuelles annulations en 2004. Le
décompte est le suivant : (i) sur 2002, il manque 30 M^À annulés le
30/12/02 ; (ii) sur 2003 (CP = 340 M^À), il manque 72 M^À de baisse
budgétaire ; plus 38 M^À annulés le 14/03/03 ; plus 16 M^À de crédits de
fontionnemnt transformés en DO pour pouvoir payer les salaires ; soit,
au total, 126 M^À ; (iii) sur 2004 (CP = 342 M^À), il manque déjà 70
M^À par rapport au budget initial 2002.
Cette chute a arrêté net la (trop) lente embellie des moyens des
laboratoires durant quelques années. En prenant en compte les GDR et les
programmes, les dotations des laboratoires régressent nettement sur deux
ans, même si les dotations des laboratoires, aspect le plus sensible,
ont moins souffert. Surtout, équipements et construction ont été
totalement sacrifiés en 2003.
2.3. Le concept de "dépenses" est catastrophique pour l'avenir
Je pense que l'objectif que fixe le gouvernement de maintenir en
2004, 2005 et au-delà, le niveau des dépenses de 2002, objectif que vous
semblez reprendre à votre compte Monsieur le Directeur (figure 5 du
Web), est totalement insuffisant. Il a d'abord comme conséquence
majeure, nous l'avons vu plus haut, de planifier, dans la durée, la
stagnation des dépenses du CNRS au niveau de celui de 1990. Or c'est
environ de 10 % par an qu'il faudrait accroître les moyens pour
atteindre 3 % du PIB en 2010.
Ce concept se prête aussi à toutes les manipulations : "Vos
dépenses ne baisseront pas" nous a dit par deux fois la ministre : en
2003, en additionnant CP 2003 et "reports" et, en 2004, en ajoutant aux
CP 2004 et une partie des CP 2002 restant à payer.
La politique affichée par le gouvernement, étant d'accroître les
ressources de contrats et de baisser les crédits récurrents, le choix
d'une stagnation des dépenses enlève progressivement à l'organisme les
moyens de se doter d'une politique scientifique et le transforme en
Agence de moyens, les orientations étant déterminées par des contrats
externes. Seules survivront les disciplines (et à l'intérieur d'une
discipline, les thèmes) que le gouvernement et les entreprises auront
décidé de laisser vivre.
3- Les reports : un prétexte pour baisser des CP, mais une nécessité pour
les labos
3.1. Un problème honteusement grossi en 2002 pour masquer le
catastrophique budget 2003
L'an passé ce problème a été monté en épingle. Ce d'autant que les
reports étant cumulatifs, ils peuvent donc monter spectaculairement
beaucoup plus vite que les dépenses qui, elles, sont annuelles. De plus,
comme vous souhaitez le faire, Monsieur le Directeur, il convient d'avoir
toujours trois mois en réserve. En 2001, au maximum du phénomène des
reports (Figure 1), les labos CNRS avaient seulement neuf mois de reports
soit six mois réellement, compte-tenu des trois mois de réserves
incompressibles. Et j'en arrive à la plus honteuse des opérations
médiatiques du gouvernement : pour masquer et justifier la dramatique
baisse des crédits du CNRS (et des autres EPST) dans le budget 2003, le
gouvernement a dénoncé "les fantastiques reports des organismes", le
Premier Ministre allant jusqu'à dire à la télévision
(France-Europe-Express) que les chercheurs étaient assis sur un "matelas"
de crédits. La figure 1 de votre analyse montre qu'à cette époque, les
reports (constitués de ressources propres des labos) représentaient 4
mois et 10 jours de dépense des laboratoires, soit réellement, un mois et
dix jours, compte tenu de la réserve de trois mois nécessaire. Mais pour
faire bonne mesure, le gouvernement a rajouté à ces vrais reports, deux
cents millions d'euro de factures engagées en octobre et novembre et à
payer en janvier, ce qu'à juste titre, vous séparer clairement, Monsieur
le Directeur, sous le vocable "restes à payer". Voilà comment, fin 2002,
un mois et dix jours d'avance ont été présentés à la presse et au
Parlement comme un "report" de plus de 400 millions d'euro. Voilà comment
le gouvernement a justifié la baisse des CP du CNRS de 412 M^À en 2002 à
340 en 2003 et 2004. Voilà comment les chercheurs ont été désignés à
l'opinion comme des nantis, qui étaient même trop fainéants pour dépenser
la manne pléthorique que l'Etat arrachait de la poche du pauvre contribuable.
3.2. Mais la limitation des reports est grave pour la liberté des
laboratoires
Alors pourquoi y a-t-il eu une croissance des reports ente 1997 et 2001
(Figure 1) ? La première raison est structurelle : la croissance des
ressources s'étant majoritairement faite grâce aux contrats du ministère
et sans liens avec les organismes, certains labos ont été temporairement
en sur-financement. La deuxième est conjoncturelle. 1993-1997 a été une
période de baisse des crédits, d'annulations et donc de crise dite AP-CP
(tiens ! cela ne vous rappelle rien ?). En une nuit, les laboratoires
avaient été spoliés de toutes leurs économies par une "remontée des
crédits". En 1997, les réserves du CNRS étaient à l'étiage et les labos
exsangues. Le calme budgétaire revenu a été accompagné d'une (beaucoup
trop faible) croissance : les labos se sont mis à faire des projets, à
accumuler modestement quelques ressources pour changer un appareillage
obsolète ou lancer un thème nouveau. On ne peut pas demander aux
laboratoires d'être "dynamiques" et "réactifs", de réagir rapidement aux
thématiques émergentes, de faire de la "stratégie" et du "management" (ou
autre termes à la mode), sans avoir le moindre sou devant eux. Il n'est
pas acceptable que les directeurs de laboratoire, faute d'avoir quelques
économies, doivent aller pleurer auprès de leur directeur scientifique
pour la moindre panne d'appareil, aller quémander un contrat industriel
pour finir une année plus difficile que prévu, ou attendre le prochain
appel d'offre du ministère ou de l'Europe (Dieu que c'est lent et lourd
!) pour lancer un sujet. A moins que la forte limitation des reports soit
un élément supplémentaire pour livrer, pieds et poings liés, des labos
financièrement affaiblis, au dirigisme de l'Etat au niveau macroscopique
et au pilotage par les entreprises au niveau des équipes. C'est bien
cette interprétation que confirme l'abandon du concept d'AP.
4- Le problème AP-CP est la seule conséquence de l'effondrement des CP
Je ne vous reprocherai sûrement pas, Monsieur le Directeur, de
ne distribuer que l'argent dont vous disposez. Faire le contraire serait
mettre le CNRS en faillite. Compte-tenu des Autorisations de Programme
(AP) votées ces trois dernières années, dont par deux fois par
l'actuelle majorité, les CP 2004 aurait du être de 454 M^À, en
progression sensible sur les CP 2002 (412 M^À), alors qu'ils sont de 342
M^À. Mais nous ne sommes pas seulement devant un problème "technique" ou
"de bonne gestion". Le problème AP-CP est simplement la conséquence du
désengagement en CP du gouvernement vis-à-vis de la recherche. Et c'est
un problème récurrent : à la précédente crise (1995), un de vos
prédécesseurs avait déjà pris la même décision de ne distribuer que des
CP, décision oubliée avec le redémarrage de 1997.
Mais l'abandon par le gouvernement du principe des AP est
surtout un symbole politique fort. Les AP ont été créées par le général
De Gaulle pour rendre la fonction publique dynamique, pour pallier les
inconvénients de "l'annualité budgétaire" en donnant aux rouages de
l'Etat une "visibilité" à trois ans des moyens qu'ils auront pour faire
une politique. Mais quelle est l'utilité aujourd'hui d'AP pour le CNRS
et ses labos, dès lors que toutes les orientations se décideront ailleurs ?
Monsieur le Directeur, par cette critique de votre analyse, je
ne vise que la politique qu'on tente d'imposer au CNRS et à la
recherche. Et je sais très bien les strictes limites de liberté
d'expression qui sont désormais celles d'un directeur d'organisme. Mais,
Monsieur le Directeur, par une analyse qui est plus qu'optimiste et qui
arrive en même temps qu'une lettre de la ministre, vous risquez
d'apparaître comme voulant endormir les scientifiques au point de les
anesthésier, même si cela n'en prend pas le chemin ces jours-ci. En
lisant bien entre les lignes de votre texte, j'ai cru comprendre que
vous souhaitiez obtenir un budget 2005 qui nous sorte du marasme et du
déclin, et je sais votre inquiétude quant à l'avenir de nos jeunes
docteurs. Si c'est le cas, vous avez, vous aussi, besoin de l'action des
scientifiques : il faut toujours se souvenir la fable de ce lapin qui
voulait manger un loup, mais tout seul, et petit à petit, afin que le
loup ne s'en aperçoive pas.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur général, l'expression de toute ma
considération,
Henri Audier, DR, Membre du Conseil d'Administration du CNRS