Date: Mon, 02 Feb 2004 12:18:20 +0100 Réponse d'un chercheur "d'en bas" à Claudie Haigneré Madame la Ministre, Au moment où l'appel "Sauvons le recherche" passait ses 21000 signataires, où tous les syndicats et associations de jeunes chercheurs annoncent une manifestation pour le 29 janvier, où les instances scientifiques et leurs présidents protestent avec force, vous faites paraître une lettre aux scientifiques sur le site du ministère. Alors que vous connaissiez parfaitement les demandes convergentes des uns et des autres, on aurait pu imaginer une tonalité nouvelle dans votre lettre et des propositions concrètes montrant que vous étiez prête à changer de cap dans votre politique de la Science. En réponse, vous nous avez payé de mots, de formules creuses et de déclarations d'intention. Malgré l'ampleur du mouvement, son soutien par les médias et la prise de conscience de la population, j'ai comparé, j'ai bien cherché : vous n'avez pas bougé d'un iota par rapport à votre conférence de presse du @@@, vous n'avez pas fait la moindre ouverture. Il serait fastidieux de relever point par point, dans votre lettre, les inexactitudes, les approximations, pour ne pas dire les mensonges, car il y a pire : à l'évidence, le ministère, le gouvernement et le Président de la République n'ont toujours rien compris à ce qui se passe. Alors je vais essayer de vous dire les choses autrement. Quand les chasseurs grognent un peu, le gouvernement se précipite pour faire un décret avançant la date de la chasse, même s'il sait que ce décret sera cassé. Quand les buralistes font une manifestation, quatre ministres se précipitent sur le dossier, on négocie et en quelques jours, on trouve de l'argent. Quand les restaurateurs demandent la baisse de la TVA, le gouvernement se bat pied à pied à Bruxelles et n'a aucun état d'âme financier pour une mesure dont le coût représente le doublement du potentiel humain et des crédits de tous les EPST (CNRS, INSERM, INRA, IRD, INRIA, etc.). Alors les scientifiques se sentent humiliés et méprisés, tout comme le ressentent les gens de l'éducation et de la culture. Ils sont abasourdis qu'on réponde avec tant de facilité à des revendications corporatistes (dont certaines peuvent être légitimes), mais qu'il n'y ait aucune réponse quand ils hurlent que la France, et l'Europe, vont manquer d'enseignants pour les lycées, de chercheurs, d'universitaires, de médecins et d'ingénieurs. Ils en sont ahuris, dans ces conditions de voir qu'on ferme les débouchés aux jeunes docteurs brillants dont nous disposons encore, qu'on supprime des emplois pérennes transformant ces docteurs en intermittents de la recherche ou les vouant au chômage ou à l'expatriation. Ils sont consternés de cette myopie, qui confine le crétinisme, de n'avoir aucune réponse quand ils clament que la recherche et l'enseignement supérieur conditionnent le niveau culturel, économique et social du pays, et que la France a un retard considérable dans ce domaine. Pourtant, chacun sait le premier geste qu'il conviendrait de faire aujourd'hui : c'est de proposer un collectif budgétaire rétablissant les emplois supprimés dans la recherche et en créant, dans les universités ceux prévus par le plan pluriannuel du précédent gouvernement. La deuxième condition est que le gouvernement arrête, par une manipulation permanente des chiffres, de se moquer des scientifiques, de leur expliquer que le budget monte alors les dotations d'Etat aux organismes de recherche se sont effondrées en deux ans, de pénaliser les laboratoires parce que, en fin d'exercice annuel, ils ont essayé d'économiser, en plusieurs années, quelques mois de leurs ressources pour lancer un thème nouveau ou acheter un appareillage plus moderne. Pour dialoguer, il faut un constat commun de la situation, et je vous fait parvenir en annexe celui que je fais, et qui est largement partagé. La troisième est qu'une annonce forte et concrète soit faite par le gouvernement montrant la nécessité, sur la base de ce bilan (voir annexe), de programmer un accroissement d'au moins 50 % d'ici 2010, de l'effort de recherche de la recherche publique comme de la recherche privée. La quatriéme initiative serait d'adapter la recherche aux impératifs de notre temps. Suspendez donc pour cela, Madame la ministre, le travail de ces nombreux "Comités Théodule" à qui vous avez commandité des rapports et laissez la communauté scientifique le temps de s'organiser et de discuter pour faire des propositions. La politique de la recherche concerne, bien sûr, tout le pays, mais elle ne saurait être élaborée sans l'avis des scientifiques et, a fortiori, contre celui-ci. Veuillez .... H.E. Audier, Directeur de recherche, membre du Conseil d'administration du CNRS Annexe : la crise budgétaire de la recherche en quelques chiffres 1- La recherche anti-prioritaire La recherche est désormais anti-prioritaire en France. En 2003, les ministères de la recherche et de la culture étaient les plus touchés par le taux de diminution et d'annulation de crédit. En 2004, la recherche, qui ne correspond qu'à 1 % des emplois de fonctionnaires, représente 10 % des postes de titulaire supprimés. Face à la désinformation organisée par le ministère, quelques éléments chiffrés sont donnés ici montrant l'ampleur de la crise actuelle. 2- Des comparaisons douloureuses Alors que le financement public de la recherche américaine, biologique et médicale notamment, progresse au rythme soutenu de 20 à 25 % par an, que le Japon programme le doublement de son effort, le gouvernement fanfaronne parce que, en trichant, il présente une croissance de 3,9 % du budget 2004, par rapport au catastrophique budget de 2003. Alors qu'aux Etats-Unis ou dans les pays d'Asie, la recherche est une arme dans le développement économique, les grands groupes européens, qui financent déjà trop peu leur recherche, refusent d'augmenter leur effort et demandent à l'Etat d'accroître ses aides. Alors qu'un rapport officiel estime à 700 000 le déficit de l'Europe en scientifiques, que 400 000 ingénieurs et chercheurs européens travaillent déjà aux USA, que l'exode des cerveaux s'accélère et que les étudiants boudent le doctorat, le gouvernement poursuit son plan pluriannuel de suppression d'emplois statutaires et transforme les jeunes scientifiques en intermittents de la recherche. C'est environ de 10 % par an qu'il faudrait accroître l'effort de recherche français, public et privé, pour atteindre 3 % du PIB en 2010 (2,2 % aujourd'hui). Au rythme de ces deux dernières années, on risque de se retrouver plus proche de 1 % que de 3 %. 3- La chute abyssale des crédits depuis 2002 Calculées, organisme par organisme (en comptant aussi la recherche universitaire, le FNS et le FRT), les chutes et annulations de crédits en 2002, 2003 et 2004, montrent que, en euro constants, il manque 618 Millions d'euro pour atteindre... une croissance zéro entre début 2002 et 2004 ! Bien sûr, en supposant que tous les crédits 2002, encore impayés, soient versés un jour. Tant qu'ils ne sont pas payés, la dette totale est de 900 millions d'euro (M^À). A titre d'exemple, pour le CNRS, par rapport au budget initial 2002 (CP = 412 M^À) , il manque : - sur 2002, 30 M^À annulés le 30/12/02, - sur 2003 (Crédits de Paiement: CP = 340 M^À), il manque 72 M^À de baisse budgétaire; plus 38 M^À annulés le 14/03/03; plus 16 M^À de crédits transformés en DO pour pouvoir payer les salaires; soit, au total, 126 M^À. - sur 2004 (CP = 342 M^À), il manque déjà 70 M^À par rapport au budget initial 2002; en attendant les annulations déjà programmées pour après les élections régionales et européennes. Au total c'est donc de 226 M^À en euro courants et donc d'environ 250 M^À en euro constants, que l'organisme a été spolié. Sans parler de la partie des CP 2002 non encore versée (172 M^À). 4- Les jeunes chercheurs envoyés dans le mur 550 emplois statutaires sont remplacés par des CDD en 2004. Et pour la première fois depuis 30 ans, aucun emploi n'est créé dans l'Université. Des projections demandées au CNRS, on sait que c'est une politique prévue pour les dix ans à venir visant à remplacer progressivement les cadres statutaires recrutés par des instances scientifiques par des CDD recrutés sur projets finalisés. Le cas de l'INSERM ouvrant les concours à 95 postes en 2002 et à 30 en 2004, donne une idée du désastre pour les jeunes docteurs. Il convient aussi de comparer la situation actuelle au "plan pluriannuel de l'emploi scientifique" du précédent gouvernement. Si celui-ci avait le mérite de remplacer les départs et de prévoir un accroissement du potentiel humain (250 chercheurs et ITA par an pendant 4 ans, 1000 universitaires et autant de IATOS), il était pourtant déjà insuffisant pour atteindre 3 % du PIB. Par rapport à ce plan, 430 emplois de chercheurs et d'ingénieurs ont été supprimés en deux ans alors que 250 devaient être crées (D = - 680), 1600 emplois d'enseignants-chercheurs sont manquants ainsi qu'environ 200 ingénieurs IATOS. Ce sont donc près de 2500 emplois statutaires ( niveau thèse) qui ont été supprimés ou qui auraient dus être créés, en deux ans, soit le flux moyen d'entrée dans la recherche publique d'une promotion annuelle d'allocataires. Et ce, dans un contexte ou la recherche privée licencie (Aventis, Pfitzer). . Rappelons qu'avec le coût de diminution de la TVA sur la restauration, on peut doubler potentiel humain et crédits de tous les EPST (CNRS, INSERM, INRA, IRD, etc.). 5- L'avenir planifié en stagnation globale Atteindre 3 % du PIB en 2010 suppose d'accroître de l'ordre de 8 à 10 % par an l'emploi scientifique public et privé et donc de former plusieurs milliers de docteurs en plus. Or, c'est une baisse des possibilités de formation par le doctorat qui a lieu, en cohérence avec la baisse planifiée de l'emploi scientifique pour les années qui viennent. En effet, si 300 CIFRE de plus sont créés, on peut douter de l'effet de cette mesure puisque, depuis des années, le contingent disponible n'est pas rempli. Par contre 300 allocations de recherche ont été supprimées depuis 2002 et la chute sera plus grande car les allocations pour perte d'emploi des jeunes docteurs au chômage sont financées sur le contingent d'allocations. Certes, le montant des allocations va être augmenté de 4 %, mais cela a été compensé par la suppression de centaines de monitorats prévus dans le budget 2002. Plus 4 %, c'est juste assez pour que les allocations soient au-dessus du SMIC, mais elles restent inférieures au salaire d'un policier stagiaire, sans aucune qualification. 6- Ce chiffre manipulé qui détermine tout L'Europe recommande de porter à 3 % du PIB l'effort de recherche en 2010 (2 % en moyenne aujourd'hui), avec comme répartition indicative : 1 % pour le public et 2 % pour le privé. Le gouvernement estime qu'avec "0,95 % du PIB pour la recherche publique actuellement", on a déjà atteint le 1 % prévu pour 2010, et qu'il convient donc de porter l'effort uniquement sur la recherche privée (1,25 du PIB actuellement). D'où les baisses d'emplois et de budgets publics et le transfert en deux ans, de 600 M^À de crédits publics en aide au privé (accroissement de 400 M^À du "crédit d'impôt" des entreprises en 2004 notamment). Il faut dénoncer avec force la manipulation de chiffres. Il faut le marteler : contrairement aux autres pays, la France et la Grande-Bretagne consacrent 25 % de leurs crédits publics recherche à la recherche militaire ; contrairement à tous les autres pays, la France finance le nucléaire (classé "privé" en GB), le spatial et les subventions à l'aérospatiale sur ses crédits de recherche publique. Enfin, comme le montre P. Tambourin ("Les Echos", 12/01/04), les gouvernements successifs ont artificiellement "gonflé" le budget de la recherche par des activités qui n'avaient que très peu à voir avec elle. En fait à périmètre comparable aux autres pays (donc hors militaire, nucléaire et spatial), c'est 0,60 % du PIB que la France consacre à la recherche civile publique. Pour atteindre 1 %, il faut donc accroître de plus de 50 % le potentiel humain et les crédits de la recherche publique d'ici 2010. Et de même pour la recherche privée. Les directeurs de laboratoire CNRS viennent de recevoir une lettre du DG, Bernard Larrouturou. Comme nous le montrerons sur ce site d'ici peu que, bien lues, les données publiées par le DG non seulement confirment l'analyse précédente, mais prévoient aussi que la récession est prévue pour durer.